Plongée dans l’enfer numérique
1er octobre 2024 : L’attaque iranienne, riposte aux assassinats des dirigeants du Hamas et du Hezbollah, c’est du pain bénit, un feu qu’ils attisent avec une joie malsaine. Sur Telegram et X les groupuscules se délectent et déversent des messages dégoulinants de venin. Désinformation crasse, vulgarité sans complexe, glorification obscène de la violence, antisémitisme : ils mélangent tout ça dans un cocktail toxique, qu’ils servent à qui veut bien le boire.
Et ça marche. Les compteurs explosent, les messages atteignent des milliers de vues en un clin d’œil. Mais qui sont-ils ? Peut-être votre voisin blasé, peut-être ce type que vous croisez tous les matins sans un regard. Un chômeur amer, un antisystème radicalisé, un ado en quête de sensations fortes ? Impossible à dire. Cachés derrière des pseudonymes ridicules, ils avancent masqués, rendant leur idéologie encore plus pernicieuse, plus insidieuse.
J’ai vu des messages exploser en popularité en quelques heures. Le danger n’est pas seulement dans leur diffusion massive, mais dans la façon dont ils tordent la réalité, modifient la perception, renforcent les attitudes hostiles avec des récits simplistes mais efficaces.
Premier arrêt : une capture d’écran qui glace le sang. Un message, tout droit sorti d’un canal iranien, menace explicitement les États-Unis, Israël et les “régimes prostitués arabes“. Charmant. “Pas un seul champ pétrolier ne restera debout“, promettent-ils avec une assurance terrifiante. Ce ne sont pas que des mots jetés en l’air ; c’est une stratégie pour semer la peur, renforcer un sentiment de vulnérabilité, radicaliser ceux qui sont déjà sur le fil du rasoir.
Deuxième escale : un sondage provocateur sur Telegram. Trois choix : soutenir Israël, soutenir le Liban, ou “qu’ils s’enculent entre eux, balek !“. Classe. Cette option vulgaire n’est pas là par hasard. Elle cherche à propager le mépris, l’indifférence, à minimiser la gravité du conflit, à désensibiliser l’audience à la violence. On tourne la guerre en dérision, on banalise l’horreur, on pousse les gens à se détourner, à ne plus se sentir concernés.
Troisième arrêt : un message qui fait l’éloge de la Russie soutenant l’Iran, en opposition aux États-Unis. La rhétorique est bien rodée : justifier les alliances militaires et politiques en termes de légitimité morale. Renforcer le bloc pro-russe dans l’opinion publique, séduire les opposants aux politiques américaines. Un jeu d’échecs géopolitique où chaque mot est un pion avancé sur l’échiquier.
Dernière station : un canal Telegram intitulé “Hitlérisme & Jovialité“. Tout un programme. Une explosion y est glorifiée comme étant “plus belle que les feux d’artifice des Champs-Élysées un 31 décembre“. Derrière l’humour noir, une stratégie claire : attirer les jeunes, les sensibilités fragiles, par le biais de la violence esthétisée, de la blague douteuse. Les radicaliser en banalisant l’horreur.
La normalisation de ces discours en ligne alimente les violences racistes et les groupuscules d’extrême droite en Allemagne, renforçant la progression de partis comme l’Alternative für Deutschland (AfD). Récemment, en Angleterre, par la diffusion de fausses informations, amplifiées par le patron de X, lui-même.
Qui sont les messagers ?
Tous n’ont pas les 160.000.000 abonnés d’Elon Musk. Je les imagine le regard rivé sur leurs écrans, les doigts tapant frénétiquement sur le clavier comme si leur vie en dépendait ; ils sont accros. Ils se croient maîtres de leur univers, artisans de leurs propres opinions. Mais réalisent-ils vraiment l’impact de leurs actions ? Sont-ils conscients du poison qu’ils distillent ?
Chaque partage, chaque retweet, chaque commentaire venimeux contribue à injecter le poison dans les veines du corps social. Ils sèment la discorde, brouillent les pistes, transforment le vrai en faux et le faux en vrai. Le confusionnisme est leur arme, le doute leur allié. Ils pensent combattre le système, mais ils ne font que renforcer les forces qui cherchent à semer le trouble. Addicts aux notifications, accros à l’adrénaline des likes et des partages, la déresponsabilisation est leur refuge. “Ce n’est pas moi, c’est juste un partage“, “Je ne fais que poser des questions“, “Chacun sa vérité“.
Certains sont passifs, ils relaient des théories fumeuses, des “vérités” alternatives qu’ils répètent inlassablement. La propagation est devenue leur mission, même s’ils l’ignorent. Chaque mot, chaque image, chaque vidéo diffusée alimente un incendie qui consume peu à peu leur propre citoyenneté tout en prétendant agir pour le bien du peuple.
Puis il y a ceux qui en vivent et montent des médias “libres”, font du “journalisme citoyen”.
Semer le confusionnisme, récolter le chaos informationnel
En plongeant dans leurs groupes et comptes, j’ai découvert un arsenal de techniques aussi efficaces que redoutables pour fracturer nos sociétés.
La diffusion d’informations est leur première arme. Ils tordent les faits, les sortent de leur contexte, fabriquent des récits alternatifs. Leur but ? Miner les médias traditionnels, influencer subtilement nos opinions politiques. Ils veulent que vous doutiez de tout et puissiez les rejoindre.
La polarisation des débats est leur jeu favori. Ils prennent des sujets sensibles—immigration, identité nationale, crises économiques—et les transforment en champs de bataille idéologiques. Ils radicalisent les opinions, là où il pourrait y avoir dialogue et compréhension, ils sèment la division et la méfiance.
Le recours à l’humour et au cynisme est leur cheval de Troie. Ils emballent leurs messages dans un écrin d’ironie mordante et de sarcasme. Ça fait sourire, ça choque un peu, mais surtout, ça désarme la critique. On partage plus facilement une blague qu’un pamphlet haineux.
La stratégie du “doute systématique“ est le poison qu’ils distillent lentement. Ils remettent en question les faits les plus établis et peuvent insinuer leurs narratifs, porte ouverte à toutes les manipulations.
En parcourant ce labyrinthe, je me rends compte à quel point nous sommes vulnérables. Le moindre twittos sait comment exploiter nos failles cognitives, nos biais, nos émotions. Ce sont de vrais musiciens qui jouent une symphonie dissonante où chaque fausse note est calculée pour provoquer une réaction précise.
Alors, comment se protéger de cette avalanche de confusion ? Ne pas avaler tout cru ce qui apparaît sur nos écrans. Vérifier les sources, croiser les informations, prendre du recul. Refuser de se laisser emporter par le flot émotionnel qu’ils cherchent à déclencher.
Cultiver la nuance, la compréhension mutuelle, c’est leur opposer une résistance puissante. Le combat contre le bruit informationnel est loin d’être terminé. En refusant d’être les exécutants de ces stratèges de l’ombre, nous pouvons inverser la tendance. Le chemin est ardu, mais il en va de notre capacité à vivre ensemble malgré nos différences.
Qui tire les ficelles et pour quel profit ?
Et si, derrière se cachaient un projet politique bien plus machiavélique ? Giuliano da Empoli en parle dans son livre et notamment que l’Italie est la Sillicon Valley du populisme numérique avec l’ascension et la chute de Beppe Grillo (et du mouvement 5 étoiles). Leur but ? Manipuler l’opinion publique à grande échelle. Des consultants en communication politique, qui n’hésitent pas à façonner l’opinion publique au plus offrant. Le scandale de Cambridge Analytica est l’exemple le plus frappant : des données personnelles collectées à grande échelle, utilisées pour influencer les électeurs lors du Brexit ou de l’élection présidentielle américaine de 2016 (et le rôle de Steve Banon qu’on a vu lors du 16ème congrès du RN). En France, on pense au projet Périclès.
Parmi les ultimes bénéficiaires, des gouvernements autoritaires qui savent comment faire. La Russie, la Chine, pour ne citer qu’eux, sont régulièrement accusés de mener des offensives de désinformation d’une ampleur colossale, visant à affaiblir leurs adversaires et favoriser certains candidats aux prochaines élections.
La vie dans la “cité virtuelle“
Bien que ce phénomène ait été observé spécifiquement le 1er octobre, il se reproduit quotidiennement. Notre peur de manquer quelque chose (FOMO) et nos habitudes de consommation de l’information (avec YouTube devenant la principale source pour certains) soulèvent une question fondamentale : les réseaux sociaux mettent-ils en péril la démocratie ? Ce problème dépasse les clivages politiques traditionnels, qu’ils soient d’extrême droite ou d’extrême gauche. La manière dont les nouvelles générations consomment la vie publique pourrait devenir un véritable défi démocratique, surtout si le vote électronique permet à chacun de décider sur tout, sans véritable discernement ni responsabilité.
La réponse est individuelle et collective, la bataille ici et maintenant, dans chaque partage et chaque clic. Agir pas réagir.
Sur fpres :
- Désinformation : comprendre et combattre
- Telegram : de la liberté d’expression à l’outil de l’extrême droite
- Introduction à une formation “Devenir reporter citoyen”
Sources :
- Dans « La Grande Confusion », Philippe Corcuff dresse le panorama de l’extrême confusion idéologique actuelle | Le Monde
- Prendre au sérieux le « confusionnisme politique » | AOC
- AfD : les affiches de la haine | Le Grand Continent
- Matriochka : une campagne prorusse ciblant les médias et la communauté des fact-checkers | Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale
- Que peut l’intelligence artificielle contre les fake news ? – Data Analytics Post
- Can we protect our election from the bots? | Yale Insights
- Disinformation, ‘fake news’ and influence Campaigns on Twitter (infographie) | Knight Foundation
- Combating disinformation and foreign interference in democracies: Lessons from Europe | Brookings
- Update on Twitter’s review of the 2016 US election | Blog de Twitter (avant le rachat par Elon Musk)
- Detecting Bots and Assessing Their Impact in Social Networks | Cornel University -> PDF