La sortie de deux livres, les 18 et 25 octobre 2024 – celui de Jonas Pardo/Samuel Delor et celui de La Fabrique – a relancé un clivage ancien : comment la gauche aborde-t-elle l’antisémitisme ? Ce billet n’a pas vocation à trancher, mais à poser quelques repères dans un débat vif et nécessaire.
Deux visions, deux livres
En octobre 2024, deux ouvrages paraissent à une semaine d’intervalle. Le premier, Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme (25 octobre), signé Jonas Pardo et Samuel Delor, propose un outil pédagogique pour penser l’antisémitisme comme une menace actuelle, systémique et politique. Le second, Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations (18 octobre), réunit plusieurs auteurs – dont Houria Bouteldja, Judith Butler ou Frédéric Lordon – et plaide pour une critique des usages politiques de la lutte antiraciste, notamment dans le contexte israélo-palestinien (et implicitement suite au 7 octobre).
Un débat dans un contexte de glissement idéologique
Dans un contexte où l’extrême droite impose avec constance ses mots d’ordre — immigration, insécurité, identité —, la gauche peine à définir ses priorités. La polémique récente entre Jonas Pardo et Houria Bouteldja, relancée par un article au vitriol publié sur QG Décolonial, illustre une fracture stratégique plus large : quelle place accorder à la lutte contre l’antisémitisme dans l’architecture de l’antiracisme ?
Jonas Pardo : sortir du déni ?
Militant et formateur, Jonas Pardo défend l’idée que la gauche française a longtemps relégué l’antisémitisme au second plan, au profit d’autres formes de racisme jugées plus “systémiques”. Selon lui, cela crée une zone d’ombre dangereuse, surtout quand la montée des actes antisémites est une réalité tangible.
Dans sa réponse publique à Houria Bouteldja, il ironise : si elle le cite autant, c’est qu’il dérange. Il revendique une pédagogie politique centrée sur les réalités historiques et sociales de l’antisémitisme, sans renoncer à la critique du sionisme ni à la solidarité avec les Palestiniens. Mais pour lui, réduire toute lutte contre l’antisémitisme à une “instrumentalisation” revient à vider ce combat de sa substance.
Houria Bouteldja : tout est instrumentalisation ?
De son côté, Houria Bouteldja — dans ses prises de parole comme dans le livre collectif publié par La Fabrique — insiste sur un autre danger : la captation de la mémoire juive à des fins politiques. Elle affirme que l’antisémitisme, tel qu’il est aujourd’hui mobilisé, sert trop souvent à disqualifier la critique du sionisme et à protéger un ordre colonial.
Elle plaide pour une lecture structurelle des rapports de domination, dans laquelle l’islamophobie serait le cœur battant du racisme d’État, et où l’antisémitisme, bien que grave, serait instrumentalisé au détriment d’un antiracisme véritablement décolonial.
Alexandre Journo : quand l’antisémitisme devient un “non-sujet”
Dans un texte long, rigoureux et polémique publié par la revue Daï, le chercheur Alexandre Journo démonte les logiques internes du livre de La Fabrique. Selon lui, les auteurs ne parlent pas d’antisémitisme, mais uniquement de son instrumentalisation — au point de disqualifier toute lutte sincère dès qu’elle émane de l’État, de médias, ou de figures jugées trop intégrées.
Il dénonce aussi une dérive plus large : une partie de la gauche, dans cette veine, rejetterait les fondements mêmes de la modernité politique — citoyenneté, universalité, émancipation — au profit d’un romantisme identitaire. Cela produirait un renversement contre-productif : au lieu de combattre l’antisémitisme, on en ferait un “non-sujet”.
Débat en cours, responsabilités collectives
Aucune de ces positions n’est présentée ici comme définitive ou exclusive. Leurs tensions sont réelles. Mais la question qu’elles soulèvent reste centrale : quelle gauche voulons-nous ?
Si l’antisémitisme continue d’être relégué au rang de stratégie rhétorique, il ne sera plus pris en charge politiquement. Et si la gauche continue à s’entre-déchirer sur la légitimité de ceux qui nomment ce racisme, elle laissera le champ libre à ceux qui le manipulent vraiment.
Revue de presse croisée
Chacun des deux ouvrages a donné lieu à une couverture médiatique significative, souvent à l’image des clivages qu’ils suscitent. Du côté de La Fabrique, les recensions insistent sur le caractère politique de leur propos, mettant en avant la critique de l’instrumentalisation de l’antisémitisme et son usage contre les voix pro-palestiniennes. On retrouve ainsi des articles dans Le Média, Agir par la culture, Hors Série ou encore L’Anticapitaliste. À l’inverse, le livre de Jonas Pardo et Samuel Delor a reçu un large écho dans la presse syndicale, communautaire, pédagogique ou engagée à gauche, avec des entretiens ou recensions dans l’Humanité, Tenoua, Le Nouvel Obs, Dai, Esprit, Regards ou encore Ouest-France. La variété de ces publications illustre bien à quel point la question de l’antisémitisme traverse aujourd’hui tous les champs du débat politique et intellectuel.
Pour La Fabrique :
- « Antisémistime : le jeu toxique du bloc sioniste », Le Média, 20 octobre 2024.
- « Ce livre est pour aujourd’hui un essentiel et sera sans doute pour demain une référence. », Agir par la culture, 20 novembre 2024.
- « Sionisme ou antiracisme : il faut choisir », Hors Série, 23 novembre 2024
- « Cette instrumentalisation à des fins islamophobes est pour les juifs et les juives un véritable baiser de la mort », L’Anticapitaliste, 31 octobre 2024
Pour Jonas Pardo et Samuel Delor :
- Dans l’Humanité : Le vécu des Juifs en France doit être entendu
- Dans Tenoua, entretien avec Samuel Delor et Jonas Pardo : L’antisémitisme n’a pas de couleur politique
- Dans Tenoua : Comment le diable antisémite se loge dans les détails ?
- Dans le Nouvel Obs : « Il ne faut pas opposer la lutte contre l’antisémitisme et la solidarité avec les Palestiniens »
- Dans la Revue K : “Tsedek!, UJFP : Les “Juifs d’exception” comme bouclier” par Jonas Pardo et Samuel Delor
- Sur RTBF : “La mise en concurrence entre la solidarité avec les Palestiniens et la lutte contre la haine des Juifs a des effets catastrophiques”
- Sur Radio Zinzine : “Lutter contre l’antisémitisme d’où qu’il vienne” avec Jonas Pardo
- Sur Ouest-France : “Pont-Aven. Jonas Pardo a présenté son livre chez Boucan”
- Dans la revue Dai : “L’antisémitisme est un danger pour les Juifs et pour le mouvement social tout entier”
- Sur le Centre Communautaire Laïc Juif : “Armer la gauche contre l’antisémitisme”
- Sur La Cliothèque : “Recension du Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme par Cécile Dunouhaud”
- Dans la revue Esprit : “Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme de Jonas Pardo et Samuel Delor”
- Dans Regards : « L’antisémitisme est un danger pour les Juifs et l’ensemble du mouvement social »
- Sur Radio JM : “L’invité de la rédaction”
- Avec la CIDADE : “Rencontre avec Jonas Pardo”
- Dans Akadem, entretien avec Jonas Pardo et Raphaël Amselem : La gauche doit redevenir dreyfusarde
Ce billet n’est qu’un point de départ. Il invite, modestement, à rouvrir une discussion trop souvent esquivée — sur ce que la gauche veut encore porter, et pour qui. Et elle doit continuer à y travailler.